Il
est vrai que je ne l'ai jamais vue se plaindre et qu'elle détenait
une force de caractère exceptionnelle pour faire face aux
vicissitudes de la vie. Elle était une héroïne racinienne,
une Andromaque fidèle à son défunt Hector et dévouée
à ses enfants. Sa vie était rythmée par des rituels immuables,
qu'elle accomplissait toujours avec la même équanimité, sans
ressentir jamais la monotonie pesante que la répétition du même
souvent génère chez le commun des mortels.
Jamais
je ne l'entendis jeter d'imprécations ni maudire son sort.
L'acrimonie ne faisait pas partie de son vocabulaire. Pourtant la
fatalité s'était abattue dès son enfance, quand sa mère fut
rappelée auprès du Tout Puissant.Trois décennies plus tard, ce fut
le tour de son mari. De là, sans doute, naquit sa familiarité avec
la mort. Elle ne la craignait pas. Elle l'avait apprivoisée. Chaque
jour, d'aussi loin que je m'en souvienne, elle ouvrait le journal
local à la même page, celle de la rubrique nécrologique. Au cas où
l'une de ces connaissances serait partie sans faire de bruit dans la
clameur de ce monde .
De
là aussi, son inlassable constance à honorer ses aïeux disparus.
Chaque année, à la Toussaint, qu'il pleuve ou qu'il vent , elle
partait sur les routes montagneuses qui frôlaient les précipices
afin de se recueillir sur les tombes. Elle se joignait en
cela aux foules ferventes qui venaient pavoiser de couleurs les
cimetières aux nuances automnales et leur offrir un festival de
lumières en déposant, dans leurs allées, des pots de chrysanthèmes
et des veilleuses tremblantes .
Ma
grand-mère, dont le sourire à peine esquissé aurait certainement
inspiré Léonard de Vinci, qui vénérait le souvenir et
adressait toujours ses prières à ceux qui avaient quitté la vie
trop tôt, perdit peu à peu la faculté de se remémorer ses actes,
puis les visages, puis le temps et l'espace. Elle qui avait
consciencieusement tenu le registre des événements qui ponctuaient
notre petit univers s'éteignit en silence un matin
d'hiver, face à la mer, emportant avec elle des bonheurs longtemps
fanés et des douleurs secrètement gardées. Son exemple demeure, à
ce jour, mon meilleur rempart contre une des tentations de ce
bas monde : l'oubli.