On ne sait pas le bonheur que l'on a quand on est en bonne santé . On devrait
toujours garder en mémoire cette antienne . Il a suffi d'une foudroyante
douleur intercostale pour que ma petite vie dérangée soit contrainte
soudainement de rentrer dans les rangs . Il faut dire qu'elle avait mal
choisi son heure , cette douleur . En pleine nuit , rendez-vous compte !
Je lui aurais pardonné une intrusion diurne si elle m'avait permis
d'écourter les débordements discursifs d'une concierge trop zélée .
Mais qu'elle vienne sonner le glas de ma tranquillité alors que je suis
dans les bras de Morphée , quelle perversité !
Le pire, c'est qu'elle fut assez sournoise pour faire flamber mon
imaginaire . Il faut dire que mon esprit inventif fait feu de tout bois
. Il lui suffit d'une étincelle pour qu'il s'enflamme à tout va . Et
quel meilleur combustible que la douleur . Elle alimente les
suppositions les plus extravagantes . Rein dilaté , vésicule biliaire
encombrée , côlon diverticulé, estomac ulcèré, vessie perforée ; sans
oublier l'appendicite et la hernie , qui figurent au palmarès des maux
les plus familiers. Étrangement , le seul moment où nos viscères se
rappellent à notre bon ( plutôt mauvais , d'ailleurs ) souvenir , c'est
quand ils se mettent à interpréter la révolutionnaire dans la salle de
concert abdominale . On est alors bien obligés de les écouter , et de
vite se mettre au diapason sous peine de représailles tonitruantes .
Mais pour cela , encore faut-il choisir le bon diplomate pour négocier
avec leur chef d'orchestre et la convaincre d'aller jouer sa musique
ailleurs . Les "aie" et les "ouille" , on s'en passe . C'est là que les
choses se gâtent . Car, pour la tenir en échec , il faut user d'une
finesse et d une intuition olympiennes. On regrette parfois le temps où
l'on consultait les oracles pour nous guider sur la voie de la guérison .
Imaginez la Pythie en transe dans le temple d Apollon , débitant ses
prophéties dans un langage abscons. Les Grecs médusés avaient à leur
disposition des prêtres expérimentés pour rendre intelligibles les
propos de la possédée . On ne peut pas en dire autant de nous . Face aux
médecins de notre temps , nous sommes souvent désarmés à l'écoute des
diagnostics savants qu'ils élucubrent.
Surtout qu'ils n'accordent pas toujours leurs violons . Quand on a la
mauvaise idée d'en consulter deux différents , les ennuis ne font que
commencer . La Pythie , elle , était unique . Il n'y avait donc pas à
tergiverser . La multiplicité des praticiens , quant à elle , nous
engage à nous disperser , surtout quand l'origine du mal n'est pas
décelée . Reste ensuite à jouer à pile ou face pour accéder à la vérité .
Moi , par exemple , je fus l'enjeu d une lutte acharnée entre le
partisan d'un colon malmené et celui d'un rein fatigué, jusqu à ce que
des examens plus poussés viennent réfuter les deux thèses avancées .En
attendant, la douleur , elle , ne se faisait pas oublier . Pour les
départager , j'optai pour la solution de la dernière chance : les
Urgences !
Bien mal m'en a pris ! Les Urgences,chacun sait, on les fuit comme la peste . On
sait quand on y rentre , mais jamais quand on en sort . À l accueil ,
les hôtesses sont avenantes et compatissantes . Elles cochent certaines
cases d'un billet doux que l'on doit ensuite remettre à un employé
préposé au guichet des admissions . Il inscrit notre identité dans une
base de données et nous demande qui prévenir ... au cas où les choses
venaient à se corser. Il ne nous reste plus alors qu' à prendre place
sur l'un des nombreux sièges en bois ou en fer ( le confort n'est pas
proposé en option ) , et attendre que les choses se passent .
À vrai dire , on ne s'ennuie pas . Le spectacle est varié , et les
intervenants , de tout âge et de tout horizon . À un certain moment ,
j'ai cru m'être trompé d'endroit quand une brigade de policiers
,encadrant un individu menotté, a fait irruption . Ils n'ont pas eu à
patienter , eux . Les délinquants ont priorité sur les citoyens
respectueux de la loi . De quoi méditer .C'est aussi là que j'ai eu
tout loisir d'admirer les uniformes des plus beaux spécimens bodybuildés de la capitale . Pas besoin de s'inscrire dans une salle de
fitness pour jouer les voyeuses . Aux Urgences , c'est gratuit . Les
pompiers sont les dignes descendants des athlètes qui s'illustraient à
Olympie. Non seulement ils vouent un culte au corps des plus
respectables , mais ils sont aussi porteurs d' un idéal moral des plus
louables en portant secours à leur prochain . Et puis on en a toujours
trois pour le prix d'un . Ils ont l'instinct grégaire , sans doute ...
Certains patients l'ont aussi . Pas pour les mêmes raisons . J'ai vu une
famille entière investir les lieux et faire retentir la salle d'attente
du vacarme assourdissant de leur voix. Je pense que le patient qu'ils
escortaient devaient souffrir de céphalées chroniques . Rien de plus
délétère, pour un cerveau humain , qu'une exposition prolongée à une
source sonore trop élevée . Heureusement , le calme est vite revenu
suite à l'intervention musclée d'un agent de sécurité , sans doute lui
aussi incommodé par la montée des décibels .
Parmi les objets roulants identifiés qui parcouraient mon champ visuel ,
j'ai pu discerner des chaises roses au design aérodynamique et aux
roulettes supersoniques , des brancards , des déambulateurs et des
potences à perfusion . Oui , c'est le terme consacré. De quoi faire
frémir . Ce qui a attiré mon attention par dessus tout , c'est l'arrivée
fréquente de porteurs d'un genre bien particulier . Ils tenaient
fermement dans leur main une mallette cubique en polystyrène gris , et
prenaient invariablement le même itinéraire pour aller déposer leur
chargement. Je sus , par la suite , que les contenants gris abritaient
des poches de sang .
En parlant d'hémoglobine , âmes sensibles , s'abstenir . Après tout ,
nous sommes aux Urgences . Donc des compresses vermeilles , j 'en ai
vues quelques unes . C'est surtout une fois admise dans le bureau de
l'infirmière ( après quatre heures d'attente , excusez du peu ) , que
j'ai été confrontée à la vision cauchemardesque d'une pile de gaze
ensanglantée dans une poubelle placée à mes côtés. Je pense que
l'emplacement n'était pas anodin . Il fait prendre conscience aux
patients ne présentant pas de plaie béante que l'attente sera longue ,
très longue même . Même si le temps que vous consacre l'infirmière est
des plus courts ...Elle vous prévient , d'ailleurs , qu'elle ne dispose
que de cinq minutes pour écouter vos malheurs. Au cas où l'on aurait
envie de s'épancher un peu trop longtemps. Malheur aux patients dépourvus
d'esprit de synthèse !
Ce n 'est pas mon cas , fort heureusement . Et je dois dire que Dieu ,
dans son infinie bonté , m'a aussi dotée d'une capacité d'analyse
appréciable . Vous saurez pourquoi plus tard . J'ai aussi pris
conscience de mon imperméabilité à l'impatience en cette occasion. Ce
qui ne fut pas le cas de tout le monde . Certains experts en la
simulation , comédiens sans rôle probablement, voyant les heures
s'égrener à l'horloge murale , tentèrent de voler la vedette aux
accidentés de la route , ou pire , aux suicidés. L'agent de sécurité
eut tôt fait de mettre un terme à leurs déclamations geignardes . De la
dignité avant toute chose !
Certes , j'ai tenu mon rang, et le sang ne m'est pas monté à la tête .
Je deviens philosophe , avec l'expérience . Quand on est restée coincée
treize heures durant dans un Eurostar, à vingt mille lieues sous la
Manche, sans aucune nouvelle du monde extérieur , on prend son mal en
patience . Après quatre autres heures passées sur une inconfortable
chaise ( pas d'escarres , heureusement ), je fus admise dans le saint
des saints . Une sorte d'entrepôt à brancards où gémissaient des
individus perfusés au visage convulsé. L'interne fit glisser un paravent
assurant une discrétion minimale , et elle procéda à l'interrogatoire.
Je lui fournis , pour la troisième fois de la journée , le résumé
circonstancié de mes maux, en lui faisant part du verdict de ses deux
confrères . Elle m'ausculta puis disparut au bout de dix minutes , pour
aller prendre conseil auprès de son chef , tout en m'assurant de son
retour rapide.
Le temps doit être élastique aux Urgences , car en fait de dix minutes ,
j'en attendis quatre-vingt-dix, au bout desquelles une infirmière me
garrotta le bras pour prélever mon sang et m'informa que j'allais subir
une radiographie du thorax. Après quoi je fus reconduite dans la salle
d'attente , qui s'était considérablement vidée . À une heure du matin ,
seuls les junkies en manque , ou les ivrognes à demi conscients, la
peuplent. Autant dire qu'ils m'ont considérée comme un être venu de
l'au-delà , un au-delà que je n'avais pas du tout envie de connaître en
ces circonstances .
Je regardai l'horloge qui m'indiqua 1h30 du matin. J'avais passé ,dans
ce lieu, plus de temps que je n'en passe habituellement dans mon lit ,
et dans les positions les plus inconfortables . Finalement l'interne
revint et me dit , d'un air ravi , que rien d'anormal n'apparaissait sur
la radio, mais qu'elle penchait plutôt pour une dilatation de
l''intestin ( des flatulences , en somme ) qui appuierait sur l'une de
mes côtes . Si elle avait dit vrai , les trois quarts de la population
française auraient dû souffrir autant que moi , et n'auraient pu ni
rire ni éternuer de peur de réveiller la douleur que je ressentais .
Irrecevable !
J'eus alors la présence d'esprit d'évoquer une déchirure musculaire des
obliques . Car pourquoi ressentais-je des symptômes seulement en
marchant et respirant plus vite , et pas au repos . Elle m'assura que
non, que je devais suivre le traitement qu'elle me prescrivait, et que
si le mal persistait , il me faudrait revenir aux Urgences. Elle avait
de l'humour, cette interne ! Bien -sûr, je ne pris aucun de ses
comprimés . J'obtins, le lendemain , un rendez-vous en urgence pour une
IRM qui confirma mon diagnostic . Voyez-vous , je ne cesse de me
féliciter parfois de mes intuitions fulgurantes . Je pense même
qu'Apollon , séduit par mon don , m'a élue pour incarner la Pythie des
temps modernes , même si j'aurais plutôt préféré qu'il me donne le rôle de la nymphe Daphné. Alors , si vous avez un bobo , n'hésitez pas à me
consulter ! Promis! Je ferai tout mon possible pour vous éviter les
Urgences et m'engage à ne JAMAIS employer de langage sibyllin...pardon ...hermétique
...