La jeune héroïne ne m'était d'ailleurs guère inconnue. Très
tôt, j'avais eu entre les mains la traduction du roman éponyme ainsi
que celle du héros de Dickens, Oliver Twist. Il s'agissait de deux
livres brochés illustrés, adaptés à un jeune lectorat , qui m'avaient
été offerts par ma mère , sans savoir que j'allais plus tard m'orienter
vers le décryptage poussé des œuvres séminales de la littérature anglaise . Le sort des deux
enfants m'avait plutôt ébranlée . Orphelins ! Ce mot m'effrayait.
Comment un enfant pouvait-il vivre sainement en n'étant pas le nombril
du monde de ses parents ?
Pour me rassurer , je me dis que la littérature n'était qu'un
fatras de mensonges , que la petite Jane et le jeune Oliver n'avaient
jamais existé , et que donc les orphelins avaient été inventés par des
écrivains cruels pour terrifier l'enfant choyée que j'étais . Je dois dire qu'en contrepartie de la satisfaction de mes caprices divers et variés ,
j'étais astreinte à une rude discipline éducative . Il me fallait
exceller en toutes les matières , ce que, par bonheur , je n'avais
aucun mal à faire . Seules les sciences naturelles plus tard ne
m'inspirèrent guère d'attrait , mais je me rattrapais en
buvant comme du petit lait les paroles du professeur , dont je m'étais enamourée pour une raison obscure .
Je dus aussi , dès l'âge de cinq ans, m'atteler avec une feinte
ferveur à l'exploration du solfège . Il y avait , en particulier ,
un fascicule dont la couverture portait un nom honni : la théorie ! A
l'intérieur de ce livret étaient consignés des portées , des clés de
toutes sortes , et surtout des signes cabalistiques noirs qu'il me
fallait apprendre à reproduire, et que ma mère , pédagogue en théorie
mais peu patiente en pratique, essayait de m'inculquer. Le pire était
quand je me rendais au conservatoire , et que le professeur , d'une
sévérité à faire frémir l'enfant terrible le plus endurci et d'une perversité enracinée,
m'interrogeait et ne manquait jamais de relater à ma génitrice mes défaillances
constatées .
Vous comprendrez donc que je nourrissais pour le vaste édifice qui accueillait le conservatoire, avec son escalier de marbre d'apparat et
ses couloirs interminables aux plafonds démesurés , des sentiments de méfiance et
de crainte . Je rentrais dans la salle de solfège tenaillée par
l'angoisse , et j'en ressortais soit crispée soit enthousiasmée , selon
que mes performances avaient été lamentables ou louables . Il en fut de même pour les cours de piano . Il me fallait être aussi virtuose à six ans que Mozart , sous prétexte que dans ma famille, une aïeule avait été
concertiste , et que donc , je ne pouvais décemment déchoir en agressant
le clavier comme une révoltée - révoltée que j'étais déjà par nature ,
et qui n'allait cesser , bien évidemment, de s'affirmer .
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