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dimanche 9 février 2014


Il est certaines soirées , à l'Opéra Garnier,  destinées à  laisser une empreinte plus profonde que d'autres dans l'argile de la mémoire . Certes, la magnificence du lieu est déjà une promesse : le marbre de l'escalier d'apparat, les mosaïques des parterres, le bronze ciselé des torchères rassasient l'œil par leur raffinement . L'immensité du grand foyer , dont le parquet de miel contemple le ciel constellé de  fresques, comble notre désir latent de grands espaces , si difficile à satisfaire dans la jungle urbaine de notre quotidien. Nous nous laissons aller  à évoquer des bals grandioses , des crinolines tournoyantes et des chapeaux claques, jusqu'à ce qu'une sonnerie interrompe brusquement notre rêverie . Il est temps de regagner notre siège . Là, face à nous , un imposant rideau de velours dissimule la scène . Notre regard s'attarde sur les boiseries dorées des lyres avant de s'élever vers le lustre monumental , astre solaire éclipsant  le plafond de Chagall . Puis la lumière s estompe , et le silence gagne en intensité , rompu quelques instants plus tard par un crépitement d' applaudissements . Le chef d'orchestre fait son entrée et se hisse à la proue de son vaisseau de cuivres  , de cordes , de  bois et de percussions . Le spectacle peut commencer ...

D'emblée , les premiers accords nous donnent le ton de la soirée . Le rideau est à peine levé que l'on sait déjà si , oui ou non, notre cœur fera moisson d'émotions . Hier, comme tant  d'autres fois auparavant , j'avais pris place au premier rang , côté cour .  Pour ressentir,  au plus profond de mon être , les vibrations de l'orchestre lové , en contrebas, dans ce berceau en bois sombre injustement nommé "la fosse ". J' admirais la harpe solitaire,  qui dressait sa silhouette altière au-dessus d'une forêt d'archets , quand soudain les poumons de l'orchestre se gonflèrent et un vent slave balaya la salle d'une rafale . Un deuxième rideau de scène , où s'inscrivaient deux initiales monumentales , s'offrit à ma vue : E.O, Eugène Onéguine . Mais ce qui retint plus particulièrement mon attention, ce fut l'épigraphe en couronne encerclant les deux lettres :" Quand je n'ai pas d'honneur , il n'existe plus d'honneur ". L'honneur ! Tant d'hommes ont péri en son nom. Et tant de femmes l'ont perdu , en se donnant par amour à ceux qui ne les méritaient pas . Dans le poème de Pouchkine, un homme , Lenski, sacrifie sa vie pour sauver son honneur, et une femme , Tatiana, sacrifie son amour pour ne pas perdre le sien .

Comme un oiseau de mauvais augure , le mot fatal plane au dessus des destinées des personnages qui s'entrecroisent . La première scène du ballet nous plonge dans l'atmosphère champêtre de la campagne russe. Dans un jardin , la juvénile Tatiana  parcourt avidement des yeux un livre de maroquin rouge .  Trop absorbée par sa lecture, elle ne prend pas part aux amusements de sa sœur Olga et de ses compagnes . Sa robe de mousseline rose, agrémentée  d'un ruban de satin et brodée de pétales de fleurs , lui confère  fraîcheur et naïveté . L'amour, jusqu'à présent , ne l'a pas encore ébranlée . Elle ne connaît que celui peint dans le roman qui la captive. Mais le destin lui tend  subitement un miroir dans lequel se reflète le visage d'un bel inconnu.  Soudain son cœur se met à battre .Ce jeune aristocrate , c'est  Eugène Onéguine, ami de Lenski.

À la scène suivante, le décor change . Nous assistons aux premiers émois amoureux de la jeune fille rêveuse . Retirée dans sa chambre, elle  fait glisser fébrilement sa plume sur la lettre qu'elle destine à l'élu de son cœur . La musique de Tchaikovsky retranscrit bien l'aveu poignant de cette passion qui la bouleverse et la transfigure . Enhardie par son innocence,  elle joue le tout pour le tout . Elle ne connaît pas encore les artifices de la séduction que d'autres déploient pour prendre dans leurs rets leur proie. Puis elle s'endort . Une lumière bleutée vient baigner sa chambre , et nous entrons de plain-pied dans le royaume de ses songes .  Onéguine traverse un miroir pour venir la rejoindre , et la jeune fille , sans aucune retenue , laisse parler son corps dans un pas-de-deux passionné.

Si la tonalité du premier acte est empreinte de  légèreté  et d'espérance , celle du second nous plonge dans le cynisme et le drame. Tatiana voit ses espoirs déçus  quand Onéguine, drapé dans un mépris à peine déguisé, déchire la lettre qu'elle lui a fait parvenir et la lui tend . Son irritabilité est perceptible quand elle essaie de l'émouvoir par sa sensibilité dans une variation aérienne pleine de poésie . Le beau ténébreux , faisant fi de la morale , pousse l'audace jusqu'à séduire , dans une mazurka endiablée , la propre sœur de Tatiana , Olga , par ailleurs promise à Lenski. Ce dernier , blessé dans son amour- propre , provoque Onéguine en duel pour réparer l'outrage . Il y perd la vie.

Une ellipse temporelle de dix années nous sépare du dernier acte . Nous voilà à Saint-Petersbourg, dans le salon d'apparat du Prince Gremine. Tatiana , somptueusement vêtue de rouge , fait une apparition remarquée au sein des convives du bal . Elle possède l'assurance et la force tranquille du haut rang que son union à Gremine lui a apporté . Onéguine fait partie de l'assistance . Lui naguère si hautain et distant  semble en proie à un étrange tourment . La vue de Tatiana a réveillé en lui des sentiments qu'il croyait à jamais éteints . La passion le submerge et le conduit à écrire à la femme qu'il avait rejetée une lettre exaltée . Comme Tatiana dix ans plus tôt , il joue le tout pour le tout . Le face-à-face final nous donne à voir un pas-de-deux tumultueux, où les deux partenaires donnent libre cours à leur fougue jusque-là réprimée . L'impétuosité des portés nous fait chavirer de bonheur . Nous sommes envoutés par cette chorégraphie qui a su insuffler aux corps les élans brûlants de la passion.   Mais le destin à décrèté cette union impossible . Il est trop tard .Tatiana appartient à un autre . Au nom de l'honneur , elle congédie le seul homme qu'elle a jamais aimé. Le rideau pleure comme nous quand il se referme sur la jeune femme au visage inondé de larmes .

Oui, assurément,  il est certaines  soirées , à l' Opera Garnier , qui ravivent des flammes mal éteintes et font remonter à la surface des souvenirs enfouis . La soirée d'hier fut l'une d'entre elles . Parce que dans notre vie, nous avons toutes fait l'expérience d'un amour maudit et que nous avons toutes rêvé de prendre notre revanche un jour . Des Onéguine , il y en a un peu partout. Pas seulement en Russie.  Alors Tatiana , c'est un peu notre grande sœur , notre compagne de douleur dans notre cheminement tortueux et torturé vers le  bonheur . Dans le miroir qu'elle nous tend , c'est notre passé qui défile , depuis notre adolescence nourrie d'espérances jusqu'à notre présent bien trop souvent amer . Et on l'admire , parce qu'elle a le courage de dire non à celui qui croit qu'on peut rapiécer un cœur après l'avoir lacéré  , parce qu'elle  sait qu'il n'y a pas de plus grand amour au monde que l'amour que l'on se doit de porter à soi-même.

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