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samedi 25 janvier 2014

On ne sait pas le bonheur que l'on a quand on est en bonne santé . On devrait toujours garder en mémoire cette antienne . Il a suffi d'une foudroyante douleur intercostale pour que ma petite vie dérangée soit contrainte soudainement de rentrer dans les rangs . Il faut dire qu'elle avait mal choisi son heure , cette douleur . En pleine nuit , rendez-vous compte ! Je lui aurais pardonné une intrusion diurne si elle m'avait permis d'écourter  les débordements discursifs d'une concierge trop zélée . Mais qu'elle vienne sonner le glas de ma tranquillité alors que je suis dans les bras de Morphée , quelle perversité !

Le pire,  c'est qu'elle fut assez sournoise pour faire flamber mon imaginaire  . Il faut dire que mon esprit inventif fait feu de tout bois .  Il  lui suffit d'une étincelle pour qu'il s'enflamme à tout va . Et quel meilleur combustible que la douleur . Elle alimente  les suppositions les plus extravagantes . Rein dilaté , vésicule biliaire encombrée , côlon diverticulé,   estomac ulcèré, vessie perforée ; sans oublier l'appendicite et la hernie , qui figurent au palmarès des maux  les plus familiers. Étrangement , le seul moment où nos viscères se rappellent à notre bon ( plutôt mauvais , d'ailleurs ) souvenir , c'est quand ils se mettent à interpréter  la révolutionnaire dans la salle de concert abdominale . On est alors bien obligés de les écouter , et de vite se mettre au diapason sous peine de représailles tonitruantes .

Mais pour cela , encore faut-il choisir le bon diplomate pour négocier avec leur chef d'orchestre et la convaincre d'aller jouer sa musique ailleurs . Les "aie" et les "ouille" , on s'en passe . C'est là que les choses se gâtent . Car, pour la tenir en échec , il faut user d'une finesse et d une intuition olympiennes. On regrette parfois le temps où l'on consultait les oracles pour nous guider sur la voie de la guérison . Imaginez la Pythie en transe dans le temple d Apollon , débitant ses prophéties dans un langage abscons. Les Grecs médusés  avaient à leur disposition des prêtres expérimentés pour rendre intelligibles les propos de la possédée . On ne peut pas en dire autant de nous . Face aux médecins de notre temps , nous sommes souvent désarmés à l'écoute des diagnostics savants qu'ils élucubrent.

  Surtout qu'ils n'accordent pas toujours leurs violons . Quand on a la mauvaise idée d'en consulter deux différents , les ennuis ne font que commencer .  La Pythie , elle , était unique . Il n'y avait donc pas à tergiverser . La multiplicité des praticiens , quant à elle , nous engage à nous disperser , surtout quand l'origine du mal n'est pas décelée . Reste ensuite à jouer à pile ou face pour accéder à la vérité . Moi , par exemple  , je fus l'enjeu d une lutte acharnée entre le partisan d'un colon malmené  et celui d'un rein fatigué, jusqu à ce que des examens plus poussés  viennent réfuter les deux thèses avancées .En attendant, la douleur , elle , ne se faisait pas oublier . Pour les départager , j'optai pour la solution de la dernière chance : les Urgences !

Bien mal m'en a pris ! Les Urgences,chacun sait,  on les fuit comme la peste . On sait quand on y rentre , mais jamais quand on en sort . À l accueil , les hôtesses sont avenantes et compatissantes . Elles cochent certaines cases d'un billet doux que l'on doit ensuite remettre à un employé préposé au guichet des admissions . Il inscrit notre identité dans une base de données  et nous demande qui prévenir ... au cas où les choses venaient à se corser. Il ne nous reste plus alors qu' à prendre place sur l'un des nombreux sièges en bois  ou en fer ( le confort n'est pas proposé en option ) , et attendre que les choses se passent .

À vrai dire , on ne s'ennuie pas . Le spectacle est varié , et les intervenants , de tout âge et de tout horizon . À un certain moment , j'ai cru m'être trompé d'endroit  quand une brigade de policiers ,encadrant un individu menotté, a fait irruption . Ils n'ont pas eu à patienter , eux . Les délinquants ont priorité sur les citoyens respectueux de la loi . De quoi méditer .C'est aussi là que  j'ai  eu tout loisir d'admirer les uniformes des plus beaux spécimens bodybuildés de la capitale . Pas besoin de s'inscrire dans une salle de fitness pour jouer les voyeuses . Aux Urgences , c'est gratuit .  Les pompiers sont les dignes descendants des athlètes qui s'illustraient à Olympie. Non seulement ils vouent un culte au corps des plus respectables  , mais ils sont aussi porteurs d' un idéal moral des plus louables en portant secours à leur prochain . Et puis on en a toujours trois pour le prix d'un . Ils ont l'instinct grégaire , sans doute ...

Certains patients l'ont aussi . Pas pour les mêmes raisons . J'ai vu une famille entière investir les lieux et faire retentir la salle d'attente du vacarme assourdissant de leur voix.  Je pense que le patient qu'ils escortaient devaient souffrir de céphalées chroniques . Rien de plus délétère, pour un cerveau humain , qu'une exposition prolongée à une source sonore trop élevée . Heureusement , le calme est vite revenu suite à l'intervention musclée d'un agent de sécurité , sans doute lui aussi incommodé par la montée des décibels .

Parmi les objets roulants identifiés qui parcouraient mon champ visuel , j'ai pu discerner des chaises roses au design aérodynamique et aux roulettes supersoniques ,  des brancards , des déambulateurs et des potences à perfusion . Oui , c'est le terme consacré. De quoi faire frémir . Ce qui a attiré mon attention par dessus tout , c'est l'arrivée fréquente de porteurs d'un genre bien particulier . Ils tenaient fermement dans leur main une mallette cubique en polystyrène gris  , et prenaient  invariablement le même itinéraire pour aller déposer leur chargement. Je sus , par la suite , que les contenants gris abritaient des poches de sang .

En parlant d'hémoglobine , âmes sensibles , s'abstenir . Après tout , nous sommes aux Urgences . Donc des compresses vermeilles , j 'en ai vues quelques unes . C'est surtout une  fois admise dans le bureau de l'infirmière ( après quatre  heures d'attente , excusez du peu ) , que j'ai  été confrontée à la vision cauchemardesque d'une pile de gaze ensanglantée dans une poubelle placée à mes côtés. Je pense que l'emplacement n'était pas anodin . Il fait prendre conscience aux patients ne présentant pas de plaie béante que l'attente sera longue , très longue même . Même si le temps que vous consacre l'infirmière est des plus courts ...Elle vous prévient , d'ailleurs , qu'elle ne dispose que de cinq minutes pour écouter vos malheurs. Au cas où l'on aurait envie de s'épancher un peu trop longtemps. Malheur aux patients dépourvus d'esprit de synthèse !

Ce n 'est pas mon cas , fort heureusement . Et je dois dire que Dieu , dans son infinie bonté , m'a aussi dotée d'une capacité d'analyse appréciable  . Vous saurez pourquoi plus tard . J'ai aussi pris conscience de mon imperméabilité à l'impatience en cette occasion. Ce qui ne fut pas le cas de tout le monde . Certains experts en la simulation , comédiens sans rôle probablement,  voyant les heures s'égrener à l'horloge murale , tentèrent de voler la vedette  aux  accidentés de la route , ou pire , aux suicidés. L'agent de sécurité eut tôt fait de mettre un terme à leurs déclamations geignardes . De la dignité avant toute chose !

Certes , j'ai tenu mon rang, et le sang ne m'est pas monté à la tête . Je deviens philosophe , avec l'expérience . Quand on est restée coincée treize heures durant dans un Eurostar, à vingt mille lieues  sous la Manche, sans aucune nouvelle du monde extérieur , on prend son mal en patience . Après quatre autres heures passées sur une inconfortable chaise ( pas d'escarres , heureusement ), je fus admise dans le saint des saints . Une sorte d'entrepôt à brancards où gémissaient des individus perfusés au visage convulsé. L'interne fit glisser un paravent assurant une discrétion minimale , et elle procéda à l'interrogatoire. Je lui fournis , pour la troisième fois  de la journée , le résumé circonstancié  de mes maux, en lui faisant part du verdict de ses deux confrères . Elle m'ausculta puis disparut au bout de dix minutes , pour aller prendre  conseil auprès de son chef  , tout en m'assurant de son retour rapide.


Le temps doit être élastique aux Urgences , car en fait de dix minutes , j'en attendis quatre-vingt-dix, au bout desquelles une infirmière me garrotta le bras pour prélever mon sang et m'informa que j'allais subir une radiographie du thorax. Après quoi je fus reconduite dans la salle d'attente , qui s'était considérablement vidée . À une heure du matin , seuls les junkies en manque , ou les ivrognes à demi conscients,  la peuplent. Autant dire qu'ils m'ont considérée comme un être venu de l'au-delà , un  au-delà que je n'avais pas du tout envie de connaître en ces circonstances .

Je regardai l'horloge qui m'indiqua 1h30 du matin. J'avais passé ,dans ce lieu,  plus de temps que je n'en  passe habituellement dans mon lit , et dans les positions les plus inconfortables . Finalement l'interne revint et me dit , d'un air ravi , que rien d'anormal n'apparaissait sur la radio, mais qu'elle penchait  plutôt pour  une  dilatation de l''intestin ( des flatulences , en somme ) qui appuierait sur l'une de mes côtes . Si elle avait dit vrai , les trois quarts de la population française auraient dû  souffrir autant que moi , et n'auraient  pu ni rire ni éternuer de peur de réveiller la douleur que je ressentais . Irrecevable !

J'eus alors la présence d'esprit d'évoquer une déchirure musculaire des obliques . Car pourquoi ressentais-je des symptômes seulement en marchant et respirant  plus vite , et pas au repos . Elle m'assura que non, que je devais suivre le traitement qu'elle me prescrivait,  et que si le mal persistait , il me faudrait revenir aux Urgences. Elle avait de l'humour, cette interne ! Bien -sûr, je ne pris aucun de ses comprimés . J'obtins, le lendemain , un rendez-vous en urgence pour une IRM qui confirma mon diagnostic . Voyez-vous , je ne cesse de me  féliciter parfois de mes intuitions fulgurantes . Je pense même  qu'Apollon , séduit par mon don , m'a élue pour incarner la Pythie des temps modernes , même si j'aurais plutôt préféré qu'il me donne le rôle de la nymphe Daphné. Alors , si vous avez un bobo , n'hésitez pas à me consulter ! Promis! Je  ferai tout mon possible pour vous éviter les Urgences et m'engage à ne JAMAIS  employer de langage sibyllin...pardon ...hermétique ...

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