La vie n'est qu'un passage sur cette terre , plus ou moins bref selon
les êtres vivants . Admirez ce papillon irisé qui butine cette rose !
Tous deux offrent le spectacle le plus charmant qui soit , mais aussi le
plus fugace . Demain , ils rejoindront la terre qui les a vus naître .
L'un aura juste le temps de prendre son envol , l'autre juste celui d'éclore .
Mais si le beau est éphémère, le sublime est immortel. Car il est ce qui dépasse le beau , ce qui le transcende .
Ce qui défie notre imagination et fait tressaillir notre âme . Ce qui
nous donne la mesure de la démesure . Ce qui nous coupe le souffle en
ouvrant un abîme à nos pieds. Dans le domaine pictural , les oeuvres de Caspar David Friedrich nous précipitent brutalement dans un
état émotionnel où l'effroi jaillit de la grandeur . Le face-à-face
terrifiant avec la nature , qu 'elle soit gouffre ou immensité polaire ,
nous fascine , car il nous fait prendre conscience de notre
insignifiance et de notre fragilité . L'homme y est représenté comme
spectateur d une réalité hors norme , proche et distante à la fois ,
souvent terrifiante . Mais il n'en demeure pas moins impassible et
serein . Comme s'il avait subitement compris qu' il n'y a pas de plus
grand danger que celui que l'on porte en soi .
Caspar Friedrich a lu probablement Shakespeare , peintre par excellence
de la démesure humaine . Les grandes tragédies du Barde immortel ,
comme le surnomment les Anglais , laissent en leur sillage cruauté et
désolation tout autant qu'elles dessinent sur notre front le sillon de
la sagesse . C'est le sublime dans toute sa splendeur horrifiante qui
est livré en pâture à nos oreilles, bercées par la cadence poétique du
pentamètre ïambique . Le dramaturge élisabéthain réussit à ouvrir nos
yeux sur l'innommable tout en charmant nos oreilles .
Coup de maître jusque-là inégalé!
Mais paradoxe des paradoxes , les monstres qu'il nous dépeint , nous les
aimons . Nous les prenons même en pitié quand ils sont finalement
broyés par l'engrenage fatal qu'ils ont mis en marche . Que ce soit
Richard III ou Macbeth , fratricide ou régicide , peu importe ! Tout
monstres qu' ils sont , ils n' en sont pas moins humains, et donc
faillibles . Ils ont eu le temps d'apprivoiser notre hantise du mal en
nous guidant , pas à pas , dans les replis de leur conscience . Et nous
avons partagé avec eux cette hubris autodestructrice , nous avons frôlé
les précipices avec eux , mais nous n'y avons pas sombré , plongés dans
la sidération, semblables au témoin impassible d'une toile de Caspar Friedrich .
C'est cela que l'on appelle le génie . La capacité à nous purger du mal
tout en nous le rendant séduisant . Nous savons que le chaos est tapi
dans la boîte de Pandore de notre âme et qu'il peut faire irruption dans
notre vie à tout moment . Nous savons aussi que la vie ne tient qu'à un
fil , qu'elle est l'eau qui s'écoule du temps , et que la clepsydre se
vide inexorablement . Alors gorgeons-nous de sublime ! Lui seul perdure . Le beau n'est que
transitoire , comme ce papillon qui va mourir ou cette rose qui se fane
. Confrontons-nous à nos démons et n'ayons peur d'être laids . Ecoutons religieusement les trois sorcières de Macbeth " Fair
is foul and foul is fair " , "le beau est immonde , l'immonde beau ". Après cela , nous
n'aurons plus peur de vivre .
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